La fondation Bill & Melinda Gates : une appétence reconnue pour
l'utilisation de technologies dans ses combats contre la pauvreté
La Fondation Bill & Melinda Gates [2] est l'une des plus importantes fondations privées mondiales avec une dotation de près de 40 milliards de dollars. La majeure partie de ces fonds proviennent de la fortune de Bill Gates, cofondateur de Microsoft, et du milliardaire Warren Buffett [3]. Elle emploie près de 1200 personnes (dont une partie conséquente à Seattle, ville dont Bill Gates est originaire et où le siège est installé) et a accordé plus de 30 milliards de dollars de subventions depuis sa création en 2000, dont 3,6 milliards de dollars pour la seule année 2013. Son but est d'apporter à la population mondiale des innovations en matière de santé, d'accès à l'énergie, de gestion des ressources alimentaires et d'acquisition de connaissances [1]. La Fondation est notamment connue pour son appétence pour les hautes-technologies et l'innovation dans ses combats contre la pauvreté.
Si l'essentiel des programmes soutenus ciblaient à l'origine les enjeux globaux du secteur de la santé et les défis de l'éducation aux EtatsUnis, dès 2006 de nouvelles priorités se sont ajoutées au portfolio des actions philanthropiques de la famille Gates. Les domaines agricoles et financiers sont particulièrement concernés. La Fondation a ainsi massivement élargi son soutien financier à l'agriculture en Afrique et en Asie du Sud, ciblant notamment le continent africain au travers du lancement de l'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) [4] et une série de subventions importantes au système international de recherche agricole (CGIAR) [5]. En parallèle, l'accès aux outils et services financiers numériques dans les pays émergents est devenu un volet majeur, la priorité étant donnée à huit d'entre eux dont l'Inde, l'Indonésie, le Bangladesh, le Kenya ou encore la Tanzanie (des marchés représentant tout de même près de 2 milliards de personnes !) [6].
Domaines d'intervention
Rappelons succinctement les ambitions de la Fondation Gates sur les trois thématiques que sont (i) la santé globale, (ii) le développement agricole et (iii) les services financiers. Pour une description plus fine et un panorama complet des activités de la Fondation, il est impératif de se reporter aux références.
(i) Santé globale [7]
Constat : L'innovation reste essentielle dans le domaine de la santé. Celleci doit permettre la création de vaccins afin de prévenir les infections et les maladies dévastatrices, de médicaments pour contribuer à leurs traitements, et d'appareils médicaux pour permettre aux prestataires de services de diagnostiquer efficacement les troubles de santé. Ces outils doivent apporter des bénéfices importants aux populations les plus vulnérables du monde.
Réponse de la fondation : La Fondation Gates porte ses efforts sur quatre domaines principaux dans le domaine de la santé : la recherche et la découverte de vaccins, la recherche de médicaments (notamment pour la polio, le VIHsida, la tuberculose et le paludisme), la santé maternelle et infantile et la lutte contre les moustiques vecteurs de maladies. Des contraceptifs plus efficaces et plus abordables pour répondre à la demande d'options de planification familiale sont les bienvenus dans de nombreuses zones du monde, ainsi que de nouvelles options pour assurer des naissances, une croissance et un développement en bonne santé. La Fondation investit en conséquence dans la recherche fondamentale et appliquée par le biais de divers mécanismes, notamment les programmes Grand Challenges [7].
(ii) Développement agricole [9]
Constat : Les trois quarts de la population mondiale la plus pauvre se nourrissent en exploitant des petits lopins de terre de la taille d'un terrain de football américain. La plupart luttent quotidiennement contre la nonproductivité des sols, les maladies végétales, les nuisibles, la sécheresse, et la faiblesse ou les maladies du bétail. Il est difficile pour ces populations de trouver des marchés fiables pour leurs produits et des informations pertinentes sur les prix. De plus, les politiques gouvernementales servent rarement leurs intérêts.
Réponse de la fondation : La Fondation Gates finance le développement de variétés agricoles plus productives et plus nutritives (notamment à partir d'OGM) afin d'offrir des avantages spécifiques aux agriculteurs (rendement accru, meilleur apport nutritionnel, tolérance à la sécheresse, aux inondations et aux nuisibles), ainsi que la recherche pour une meilleure gestion des sols et des ressources en eau. La Fondation soutient également les actions visant l'amélioration de la santé et de la productivité du bétail, en optimisant leurs gènes et les soins vétérinaires qui leur sont prodigués. Concernant les politiques agricoles, la Fondation se concentre sur la collecte de données, la recherche et l'analyse politique afin d'évaluer l'impact de différentes approches et de mesurer les effets des politiques agricoles nationales et internationales.
(iii) Services financiers destinés aux pays émergents [10]
Constat : Selon la Banque mondiale, environ 2,5 milliards de personnes à travers le monde ne possèdent aucun compte officiel dans un établissement bancaire. L'économie de la plupart des ménages concernés localisés surtout dans les pays en développement est donc presque exclusivement monétaire : l'argent liquide, les biens matériels (bétail par exemple) et le recours à des fournisseurs informels (prêteurs sur gages) sont utilisés quotidiennement. Bien souvent cependant, ces mécanismes informels sont risqués, coûteux et compliqués. La croissance phénoménale du domaine des communications mobiles, ainsi que les progrès rapides en matière de systèmes de paiement numérique, permettent désormais de relier les ménages pauvres à des outils financiers fiables et abordables, via des téléphones portables ou d'autres interfaces numériques, afin de les aider à conserver leurs gains économiques.
Réponse de la fondation : la Fondation Gates collabore avec les opérateurs nationaux dans les pays émergents afin d'étendre l'accès aux systèmes de paiement numériques à toutes les communautés et d'encourager les populations pauvres à adopter ces systèmes, et travaille avec les banques, les compagnies d'assurance et les autres fournisseurs afin de diversifier la gamme de services financiers. Au niveau technologique, la Fondation mène également des recherches et alimente les innovations susceptibles d'améliorer à long terme la fourniture de services financiers numériques à grande échelle.
Récentes controverses
Les sommes engagées par la Fondation Gates sont telles qu'elles lui donnent une influence significative sur les programmes de recherche et de développement de domaines clés comme l'agriculture et la lutte contre les maladies tropicales. La priorité globale donnée par la Fondation aux technologies et aux partenariats avec le secteur privé suscite depuis quelques années oppositions et controverses. Certaines voix scientifiques et spécialistes des programmes internationaux soulignent que la Fondation encourage des modèles de développement importés, c'est-à-dire basés sur des produits de haute-technologie vendues essentiellement pas des sociétés occidentales (et notamment américaines). Dans le domaine agricole par exemple, ses détracteurs soulignent que la Fondation est obnubilée par les travaux scientifiques issus de quelques grands laboratoires centralisés, et qu'elle ignore de fait les connaissances et la biodiversité que les agriculteurs locaux ont choisi de développer au fil des générations [11].
Dans le domaine de la santé globale, la sphère d'influence de la Fondation inquiète également certaines parties. De nombreuses institutions de recherche, lobbies et organismes de santé publique sont récipiendaires de financements de la famille Gates. De par le volume de fonds disponibles et le nombre d'acteurs concernés, la Fondation est devenue un acteur dominant de la structuration des politiques publiques internationales de santé. Elle finance des projets du secteur des médias pour les encourager à couvrir certaines initiatives et événements. Elle intervient auprès d'ONG et soutient le lobby auprès des gouvernements européens et américain afin qu'ils augmentent leurs dotations aux fonds de développement, ajoutant une autre sphère d'influence. En février 2008, Arata Kochi, alors à la tête du programme de lutte contre le paludisme à l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), rend public dans le New York Times une note écrite à ses supérieurs [12]. Dans ce document, M. Kochi s'inquiète de la domination croissante de la recherche sur le paludisme entreprise par la Fondation Gates : les risques seraient principalement de faire disparaître la diversité des points de vue et des pistes de recherches existantes dans la communauté scientifique et d'impacter négativement la fonction de cadrage propre à l'OMS. Tout en reconnaissant l'importance et l'utilité des apports financiers de la Fondation, M. Kochi dénonce le "cartel" nouvellement formé (et subi !) par les scientifiques phares du domaine, leurs financements étant liés à ceux du groupe. Le processus de décision de la Fondation est alors pointé du doigt comme essentiellement interne, et peu ouvert aux regards d'entités extérieures.
Ce ne sont pas les premières controverses touchant la Fondation. En 2007, regardant de plus près ses investissements, une poignée de médias américains révèle qu'environ 40% de ses actifs sont placés dans des entreprises dont les stratégies peuvent être contraires à la philosophie de la Fondation (les sociétés Monsanto, Walmart, Shell, BP, Exxon, Coca Cola, McDonald et Burger King sont notamment ciblées). La Fondation communique alors autour d'un examen de ses investissements afin d'évaluer leur responsabilité sociale. Cette initiative est toutefois rapidement abandonnée et la Fondation décide de maintenir une politique d'investissement visant à un rendement maximal [13]. En septembre 2014, suite au changement de stratégie de plusieurs philanthropes américains (dont les héritiers Rockfeller), Bill Gates subit de nouvelles pressions de la part du public et des cercles environnementaux afin d'opter pour des investissements socialement plus responsables, alors que la Fondation détient toujours plus de 700 millions de dollars en actions dans des groupes pétroliers [14].
Conclusion
L'idée sous-jacente à cette note n'est pas de stigmatiser la Fondation Bill & Melinda Gates, dont les impacts positifs en matière de développement sont indéniables. Sur la plupart des priorités choisies, les apports financiers exceptionnels et la structuration efficace des programmes cadres ont permis de lancer de nouvelles dynamiques de développement dans les pays cibles, et avec succès. La Fondation a ainsi transformé et redynamisé le secteur de la santé publique à l'échelle mondiale. Elle a fortement alimenté les efforts de recherche sur de nouveaux vaccins et médicaments pour traiter des maladies parfois jugées moins prioritaires, et fait des maladies infectieuses chez le nourrisson un axe central de son action. Bill Gates et Warren Buffett auraient pu dépenser leurs fortunes dans d'autres domaines comme l'art, la recherche sur le cancer ou encore la conquête spatiale. A la place, ils ont choisi de s'attaquer aux maladies et aux défis qui touchent les plus pauvres. Ils ont pris le parti d'aller en Afrique et en Asie du Sudest avec une grande partie de leur fortune. La Fondation a remporté d'autres batailles notables. Elle a par exemple su résister aux politiques à coloration évangélique de l'administration Bush en soutenant massivement des programmes structurés de contraception et de planification familiale aux EtatsUnis. Elle a su accompagner plusieurs grands groupes pharmaceutiques afin de définir une politique globale plus responsable. Elle a encouragé l'activisme civique autour de la question du droit aux traitements vitaux dans de nombreux pays du globe.
La Fondation Gates a donc énormément accompli, et devrait poursuivre sur cette lancée si les niveaux d'investissement continuent d'augmenter, comme ce fut le cas dernièrement. Mais cette incroyable dynamique recèle également des effets pervers: la Fondation est quelquefois jugée trop dominante, ne serait-ce que par sa présence permanente à travers le monde. Elle ne rend officiellement de comptes à personne au-delà d'un étroit cercle interne, et gagnerait fortement à améliorer ses efforts de transparence (ce qu'elle a cherché à faire ces dernières années). Elle peut être considérée comme excessivement puissante et intégrée dans les cercles d'influence. Les solutions technocratiques retenues dans ses programmes sont régulièrement pointées du doigt, car ne faisant pas la part belle à d'autres considérations politiques, économiques, culturelles et sociales dans ses zones d'intervention, y compris dans les pays développés. L'avenir nous dira si la philanthropie made in Bill Gates ("Nous prenons des risques, faisons de gros paris, et travaillons constamment dans l'urgence") [15] permettra d'atteindre les objectifs de développement escomptés.
Sources :
[1] Article du The Washington Post : http://redirectix.bulletinselectroniques.com/QHs5g
[2] Site de la fondation Bill & Melinda Gates : http://www.gatesfoundation.org/
[3] Huffington Post (16/07/2014). Warren Buffett Gives Single Largest Charitable Contribution To Bill And Melinda Gates Foundation. Disponible sur : http://huff.to/1z6zow8
[4] Site internet de l'AGRA : http://agraalliance.org/
[5] Site internet du CGIAR : http://www.cgiar.org/
[6] Site de la fondation Bill & Melinda Gates. Page décrivant la stratégie dans les pays africains "Our work in Africa". Disponible sur : http://bit.ly/1Ai1VDB
[7] Site de la fondation Bill & Melinda Gates. Disponible sur : http://bit.ly/1vDTZw9
[8] Site internet consacré aux Grand Challenges : http://grandchallenges.org/
[9] Site de la fondation Bill & Melinda Gates. Page décrivant la stratégie du programme "Agricultural Development". Disponible sur : http://bit.ly/1i7uQm4
[10] Site de la fondation Bill & Melinda Gates. Page décrivant la stratégie du programme "Financial Services for the Poor". Disponible sur : http://bit.ly/1iteH6q
[11] GRAIN Comment la Fondation Gates dépensetelle son argent pour nourrir le monde? Publié le 17 novembre 2014. Disponible sur : http://bit.ly/1DCgBOT
[12] New York Times (07/11/2008). WHO official complains about Gates Foundation's dominance in malaria fight. Disponible sur : http://nyti.ms/1AWnjj1
[13] Los Angeles Times (14/01/2007). Gates Foundation to keep its investment approach: http://lat.ms/1E7fcgW
[14] The New Yorker (13/09/2014). The Rockefeller Brothers Fund Gives Up on Oil: http://nyr.kr/1tTiTVg
[15] 15 principes au coeur de l'action de la Gates Foundation. Disponible sur : http://bit.ly/1EXoFv4