De la ville intelligente à la ville sensible : l'exemple de la gestion des eaux

7/03/2014

Introduction : urbanisation galopante et défi d'un développement durable

Ville numérique, ville intelligente ou ville sensible ?
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Le début du XXIe siècle est la période où la proportion de la population mondiale vivant en milieu urbain a dépassé celle vivant en milieu rural. Notre siècle est donc celui des villes, et d'une urbanisation galopante. Les développements urbains nécessaires pour assurer, à cette communauté globale vivant dans les villes, le niveau de vie auquel elle aspire ont un impact majeur sur l'environnement naturel et les ressources en eau. Les effets cumulés du réchauffement climatique et ceux de la surexploitation et des pollutions affectent ainsi les ressources hydriques dans la plupart des régions du monde, et complexifient de fait leur gestion durable [1].

La course annoncée et difficilement entreprise vers ce "développement durable" que nous connaissons depuis près de deux décennies se structure autour de trois types d'initiatives visant à : i). assurer la protection et la conservation des ressources naturelles, ii). promouvoir des habitudes de vie en phase avec un développement urbain jugé pérenne, iii). assurer que l'infrastructure nécessaire à cet essor démographique quasi­exponentiel ne dégrade pas l'environnement au sens large. Si ce triptyque paraît aussi ambitieux que difficilement réalisable dans son intégralité, il a le mérite de refléter parfaitement les défis du concept de durabilité, et en particulier ses exigences en constante évolution.

De la ville intelligente à la ville sensible... et sensée ?

A l'heure où les technologies et le numérique transforment nos modes de vie et sont présents à tous les niveaux de l'espace urbain [2], doit­on parler de ville numérique, de ville intelligente (le concept phare depuis quelques années) ou de ville sensible... voire sensée ? Le passage de la première étiquette à la seconde a déjà été entériné, les intellectuels technophiles ayant théorisé l'espace urbain numérique, le jugeant finalement trop réducteur. L'étendard de ville intelligente est donc désormais brandi haut et fort par les acteurs majeurs de la planification urbaine, de l'énergie, des hautes­technologies et par les pouvoirs publics [3­-4]. Le terme apparente les villes à des ordinateurs à ciel ouvert que certains jugent singulièrement dénués d'humanité. La ville sensible fait donc son apparition, mettant la technique et la technologie au service de l'homme. Mettre les citoyens au coeur de la ville, à la convergence des mondes du numérique et de l'information, afin d'optimiser et de révolutionner les modes de vie : ce serait l'objectif des villes dites sensibles. Au­delà des affrontements terminologiques, ce sont bien de technologies assimilées à des outils et non à des règles d'usage dont il est question, technologies qui transforment et quelquefois révolutionnent l'espace urbain [5­-6].

Transport, énergie, déchets, eau : tous les flux traversant les villes sont concernés. Si le transport et l'énergie font régulièrement la une des journaux, les autres secteurs ne sont pas en reste. Relocaliser par exemple la production alimentaire : le "vivant" constitue un nouveau défi pour les espaces urbains. La végétalisation de la ville est devenue un élément clé pour les architectes, scientifiques, sociologues et urbanistes. Si l'idée du potager ou du jardin ouvrier en ville existe depuis longtemps, le mouvement a été grandement mis à mal au siècle dernier par le processus global d'industrialisation. Aujourd'hui, tout laisse à penser que l'agriculture urbaine sera l'un des piliers des villes de demain. Il suffit pour cela de regarder du côté des initiatives qui se multiplient dans les villes américaines, par exemple Georgia Street Community à Détroit [7], une ville plutôt réputée pour son industrie automobile vieillissante, ou Quesada Gardens à San Francisco [8]. Le concept est d'ailleurs poussé bien au­delà du jardinage traditionnel : l'agriculture urbaine est désormais une activité rentable, avec différents modèles économiques de distribution possibles.

De fait, un grand nombre d'acteurs de la recherche américaine se distinguent sur la thématique des villes intelligentes ou sensibles. Le MIT SENSEable Lab [9] par exemple, accueille des chercheurs de disciplines variées (architecture, planification urbaine, physique, mathématiques, ingénierie, arts, etc.). Le laboratoire s'attelle en particulier à comprendre le comportement humain et les émotions dans l'étude des technologies de l'espace urbain de demain : design, visualisation de l'information, fonctionnalités et formes sont importantes... tout comme l'aspect multidisciplinaire des recherches, une donnée qui semble désormais étroitement attachée à l'innovation. D'autres laboratoires, comme l'Urban Research Lab [10] à l'Université d'Illinois à Urbana Champaign, se concentrent sur l'interaction des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication et l'homme, notamment au travers de l'espace média. L'Institut pour le Futur [11] à Palo Alto se positionne quant à lui sur des études prospectives visant à décrypter les interactions entre les hommes et les espaces urbains de demain.

Et l'eau dans tout ça ?

L'eau, à bien des égards, est au centre du défi de la durabilité. Les crises de l'eau, anticipées dans de nombreuses régions du monde, peuvent encore être évitées par un réel changement de paradigme dans leur gestion. C'est aux économies d'eau et aux visions à long terme que les sociétés le devront, ainsi qu'à un mode de décision, qui sera devenu de rigueur, et permettra la résilience des systèmes. Il convient de rappeler quelques ordres de grandeur : 97% de l'eau est salée, et dans ce qui reste d'eau douce les deux tiers sont sous forme de glace. Au final les milieux urbanisés contiennent moins de 1% de l'eau présente sur le globe. Il n'en reste pas moins que cette eau est particulièrement sous contraintes multiples alors qu'elle est nécessaire et vitale pour les écosystèmes et les usages de nos sociétés urbaines.

Il est aujourd'hui largement reconnu que les approches traditionnelles de la gestion de l'eau en milieu urbain ne sont pas adaptées aux défis actuels et futurs de durabilité. L'approche traditionnelle du design et de la gestion des eaux, aussi bien pour son alimentation, son traitement ou la collection des eaux de pluie, a conduit à un compartimentage physique (infrastructures), institutionnel et philosophique qu'il est difficile de surmonter. Ainsi, en dépit du développement de nouvelles technologies et de l'émergence de bonnes pratiques, le monde académique comme les entreprises reconnaissent que les changements sont plus lents que ce qui avait été anticipé. De nombreuses villes à travers le monde continuent de se baser sur les approches traditionnelles qui ralentissent la mise en place d'alternatives plus intéressantes. En Australie, le professeur Tony Wong travaille depuis plusieurs années à faire prospérer son modèle de Water Sensitive City [12­-13], qui propose une structuration académique, sociale et institutionnelle de la gestion des eaux en milieu urbain, un modèle qui fait des émules : aux Etats­Unis, le projet ReNUWit [14] concentre ses recherches sur des axes similaires.

L'eau s'invite donc dans le débat sur l'aménagement du territoire et le force à s'adapter. Pour éviter la multiplication de conflits autour de la ressource, une chasse au gaspillage a été lancée à travers le monde. Ce n'est pas anodin : dans de nombreuses zones urbaines, y compris dans les pays les plus développés d'Europe et d'Amérique du Nord, un fort pourcentage de l'eau est perdu entre la source et le point de consommation. A un autre niveau, les systèmes d'irrigation traditionnels ne font pas la part belle à l'économie : les technologies d'irrigation goutte­à-goutte de plus en plus déployées peuvent diminuer les niveaux de consommation d'un facteur 10. Aux Etats­Unis, l'exemple de Las Vegas est parlant et sans appel. Symbole de l'Amérique délirante, où l'audace n'a pas de limite et où les ressources hydriques sont utilisées sans retenue, la ville est fondée sur une oasis, en plein milieu du désert du Mojave (l'un des plus arides du monde) et possède une population qui dépasse désormais les deux millions d'habitants. Le lac Mead, situé à une heure de route de la capitale du jeu, fournit à Las Vegas la quasi­totalité de ses ressources en eau et ne suit plus la cadence : depuis plusieurs années, la sonnette d'alarme a été tirée et les rapports se succèdent [15­-16]. Au vu des avancées scientifiques actuelles, les incertitudes longtemps brandies en étendard ne peuvent plus justifier l'inaction : les coûts tant économiques qu'écologiques sont et seront considérables, à Las Vegas et à travers le monde. Les solutions retenues ne doivent pas s'apparenter à une fuite en avant plutôt qu'à une adaptation au changement climatique, en favorisant par exemple un investissement dans des ressources de substitution qui seraient elles­mêmes amoindries à moyen terme : ce serait une "maladaptation" plutôt qu'une adaptation [17].

L'équilibre à trouver est donc fin entre l'offre et la demande d'eau ou de services liés. Les tensions qui augmentent entre les différents usages de l'eau et entre les objectifs de protection de la ressource et des milieux et ceux liés à des usages économiques ne doivent pas occulter ces défis : il s'agira bien de préserver les ressources en eau, en partageant au mieux la ressource disponible entre les activités agricoles, l'industrie et la société civile au sens large [18]. Tout un programme.

Sources :

­ [1] BE Etats­Unis 343 (4/10/2013). Complexité des systèmes urbains : quelles perspectives ? Pierrick Bouffaron. Disponible sur : http://www.bulletins­electroniques.com/actualites/74059.htm
­ [2] BE Etats­Unis 341 (13/09/2013). Les Objets Connectés : la nouvelle génération d'Internet ? Pierrick Bouffaron. Disponible sur : http://www.bulletins­electroniques.com/actualites/73919.htm
­ [3] BE Etats­Unis 323 (8/03/2013). Ville Intelligente : quelle définition pour quels enjeux ? Pierrick Bouffaron, Basile Bouquet. Disponible sur : http://www.bulletins­electroniques.com/actualites/72467.htm
­ [4] BE Etats­Unis 303 (21/09/2012). La Valeur Ajoutée de la "Smart City". Thomas Deschamps, Gabriel Meric de Bellefon, EDF. Disponible sur : http://www.bulletins­electroniques.com/actualites/71014.htm
­ [5] Ratti, C. La puissance de la ville sensible. Article de blog (11/12/2013). Disponible sur : http://bit.ly/1m221qo
­ [6] Pouilly, T. Bye­bye les villes intelligentes, bienvenue à la ville sensible. Article de blog (09/10/2013). Disponible sur : http://bit.ly/1j6l2Iu
­ [7] Projet Georgia Street à Détroit. Disponible sur : http://www.georgiastreetcc.com/
­ [8] Projet Quesada Gardens à San Francisco. Disponible sur : http://bit.ly/1b0WoAR
­ [9] MIT SENSEable Lab (Cambridge, MA). Disponible sur : http://senseable.mit.edu/
­ [10] Urban Research Lab (Champaign, IL). Disponible sur : http://bit.ly/1dOpgwM
­ [11] Institute for the Future (Palo Alto, CA). Disponible sur : http://www.iftf.org/home/
­ [12] ReNUWIt, the Urban Water ERC. Disponible sur : http://urbanwatererc.org/
­ [13] Wong, T., Brown, R. (2008). Transitioning to Water Sensitive Cities: Ensuring Resilience through a new Hydro­Social Contract. 11th International Conference on Urban Drainage, Edinburgh, UK.
­ [14] Ferguson, B.C. (2013). A strategic program for transitioning to a Water Sensitive City. Landscape and Urban Planning 117 (2013) 32­ 45.
­ [15] Hidden Oasis: Water Conservation and Efficiency in Las Vegas. Disponible sur : http://bit.ly/1fvQgYL
­ [16] AAAS Pacific Division Annual: Meeting Conservation Alone Can't Solve Las Vegas' Water Problem. Disponible sur : http://bit.ly/1j6k0Mw
­ [17] Guespereau, M., Fabre, J. (2013). Pénurie et abondance relatives. M3, Société Urbaine et Action Publique. #5 ­ Printemps/Eté 2013
­ [18] IRSTEA ­ Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (2013). Recherche pour l'eau de surface et les milieux aquatiques continentaux : défis et propositions. Conférence environnementale, Paris, France. Disponible sur : http://bit.ly/1d4vrff